La valeur d’usage

25 janvier 2022

Cet article reprend un thread Twitter publié le 25 janvier ici.

Un thread un peu geek pour aborder le concept dans ses grandes lignes (et subrepticement déclarer ma flamme au carnet d’ordre EPEX). En termes économiques, la valeur d’usage désigne la valeur des avantages économiques futurs attendus de l’utilisation d’un actif. Dans le secteur de l’électricité c’est assez intuitif à comprendre pour la gestion d’un actif dont le stock est limité : l’hydraulique de barrage d’altitude. Le producteur possède un stock d’eau, il a à chaque instant le choix entre l’utiliser pour produire et ne pas produire de l’électricité.

Chaque fois qu’il produit, il vide son barrage : il ne peut donc pas produire 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Alors comment prend-t-il sa décision ? La première étape consiste à donner une valeur à son stock d’eau, cette valeur correspond à l’espérance du gain dans le futur. Il va chercher à estimer, dans un scénario idéal, le prix maximal auquel il pourrait vendre sa production. C’est là que les prix des marchés à terme entrent en jeu. Ils sont une vision du prix futur et vont ainsi permettre d’essayer d’estimer quel sera le meilleur moment pour produire. Sur ce graphique, par exemple, c’est simple à comprendre : nous somme le 5 janvier 2022, les prix pour le mois de février 2022 dépassent les 800 € /MWh certains jours…

Blog - Courbe Forward France du 5 janvier 2022

Source :

Le producteur n’a pas intérêt à vendre maintenant à 200 € /MWh, sachant qu’il pourra vendre 4 fois plus cher dans quelques semaines. Bien sûr, à un moment, il faudra produire quoiqu’il arrive, sinon le barrage déborde. Et puis il y a les contraintes quotidiennes : une compétition de Kayak en aval d’un barrage peut impacter la production. C’est la deuxième étape : la prise en compte des contraintes pour affiner la valeur d’usage.

Voici donc la valeur d’usage du stock hydraulique fixée, dans notre exemple, à 700 € /MWh. Chaque jour, le producteur postera ainsi des offres à prix limite sur la bourse EPEX.
Si le prix est inférieur à la valeur d’usage, il ne produira pas. Si le prix pour demain est beaucoup plus élevé que prévu (les surprises peuvent arriver), il produira. L’ordre ressemblera à cela (-500 € /MWh et 3 000 € /MWh sont les limites techniques d’EPEX) :

Blog - Exemple d'ordre sur EPEX

Agrégée avec les ordres des autres producteur, cet ordre participera à la formation des courbes couts volumes qu’EPEX publie chaque jour. Par exemple :

Blog - Courbes offre et demande

Source :

La gestion d’un stock est une science. Un stock est une option : produire ou ne pas produire.

L’optimisation de la valorisation de ce stock fait ainsi souvent appel à des produits dérivés financiers pour sécuriser les gains tout en minimisant les risques. En France, EDF est très bon pour ça. Les précipitations, l’enneigement, les températures et les prix de marché sont très différents d’une année sur l’autre, et pourtant on n’a jamais entendu parler d’une alerte majeure à la suite d’une mauvaise optimisation du stock hydro.

La valeur d’usage peut aussi être utilisée pour des centrales dont le nombre d’heures maximales de fonctionnement est limité. C’est le cas des fameuses centrales charbon en France qui ont été au cœur du débat il y a quelques semaines : article Usine Nouvelle.

Alors que le cout marginal de production d’une centrale charbon était de l’ordre de 140 € /MWh, certaines centrales en France étaient offertes sur le marché uniquement à 325 € /MWh au mois de décembre comme le montre le carnet d’ordre EPEX :

Blog - Carnet d'ordres EPEX

La rétention de capacité étant interdite, la centrale était ainsi disponible sur le marché, mais à un prix qui n’était pas son cout marginal, mais sa valeur d’usage, calée sur les prix espérés dans le futur. En plus de cela, on peut imaginer qu’il y a probablement aussi une volonté de garder du stock pour l’hiver.

Et le nucléaire dans tout ça ? Au-delà de la modulation que nous constatons, c’est l’étude des courbes couts/volume EPEX, horaires cette fois ci, qui nous permet d’initier une gestion en valeur d’usage. Pour cela on soustrait les ordres de vente aux ordres d’achat et on obtient une bonne vision du merit order autour du prix de marché (MW en abscisse, € /MWh en ordonnée).

Blog - Courbe agrégée EPEX Spot H6 - 1er Janvier 2021
Blog - Courbe agrégée EPEX Spot H6 - 1er Janvier 2022

Si le nucléaire était géré en « cout marginal » fixe, 10 € /MWh par exemple, nous devrions voir une barre horizontale significative à ce niveau. Zoomons pour analyser le 1er janvier 2021 et le 1er janvier 2022 (deux journées assez similaires, avec 2 à 3 GW de modulation nucléaire). Le cas de figure est intéressant, la modulation s’est faite avec le même prix de marché, un peu en dessous de 50 € /MWh. Par contre avec 2 500 MW de production en moins (flèches rouges) l’impact sur les prix serait bien plus fort en 2022 qu’en 2021.

Blog - Courbe agrégée EPEX Spot H6 - 1er Janvier 2021
Blog - Courbe agrégée EPEX Spot H6 - 1er Janvier 2022

La forme des courbes est différente, on voit une pente plus marquée vers les couts marginaux des centrales gaz, et donc probablement aussi la valeur d’usage d’une bonne partie de l’hydraulique de barrage. C’est très certainement la prise en compte de certaines contraintes qui expliquent la gestion en valeur d’usage du nucléaire (prolongation de campagne, économie de combustible, gestion des plannings de maintenance).

On entend souvent circuler le chiffre de 75% de la flotte gérée sous ces contraintes, des experts peuvent-ils confirmer ?

Cet aspect mériterait de la transparence. Lorsque l’on parle du cout du nucléaire on n’entend parler que d’une valeur « 55 € /MWh » par exemple, cout comptable, économique… mais pas de cout marginal ni de valeur d’usage (dynamique par nature). Or, la gestion en valeur d’usage sous-entend, qu’en pratique, une partie de la production nucléaire se voit allouer une valeur plus élevée (ou plus faible, cela arrive aussi).

Cela n’est pas neutre en termes de prix de marché, ni en termes d’émissions de CO2 car cela peut revenir à mettre en concurrence une centrale nucléaire et une centrale gaz.

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Emeric de Vigan
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